BACH 1723

 
L’action se situe à Leipzig, vers la fin de l’automne 1723. Bach vient de vivre six mois d’intense labeur : depuis son entrée en fonction le dimanche 16 mai, il a enseigné, dirigé et écrit une cantate par semaine, jusqu’au dimanche 21 novembre, qui marque la fin de l’année liturgique. Pendant le temps de l’Avent, selon la tradition luthérienne, l’orgue et les instruments se taisent. Bach pourrait en profiter pour se reposer. Il préfère néanmoins travailler : il prépare, avec la conscience professionnelle qui le caractérisent, son premier Noël à Leipzig.
Le choc dépassera toutes les attentes. Le 25 décembre, le silence est rompu par les trompettes du Magnificat, suivi d’un cycle exceptionnel de six cantates, les 25, 26 et 27 décembre, le jour de l’An, le dimanche 2 janvier et le jour de l’Épiphanie. Difficile de se représenter ce qu’ont dû ressentir les paroissiens de l’époque et les élèves du Thomanerchor. Avaient-ils conscience de vivre l’un des plus grands sommets artistiques de l’histoire, d’y participer même ?
Contrairement au Magnificat et à l’Oratorio de Noël, écrit onze ans plus tard selon le même modèle, le cycle des cantates de Noël de 1723-1724 n’a pas acquis aujourd’hui une renommée en tant que tel. Pourtant, c’est par cette œuvre que Bach prouve, pour la première fois lors de son séjour à Leipzig, que l’importance qu’il attache à la qualité intrinsèque de son art dépasse largement les exigences de sa fonction et les attentes de son entourage.
  
1. Le contexte

L’incroyable feuilleton de la nomination de Bach à Leipzig est demeuré célèbre : lors du concours, il n’arrive qu’en troisième position, derrière Georg Philipp Telemann et Christoph Graupner. Ce n’est qu’à la suite du désistement de ces derniers qu’il est repêché par le Conseil municipal, qui regrette, selon un document piquant conservé aux archives de la ville, d’avoir dû renoncer aux meilleurs pour se contenter de la médiocrité.
Bach prend ses fonctions en mai 1723. Durant les années qui suivent, il dirige les chœurs, enseigne la musique et le latin aux enfants et compose une cantate par semaine. Une masse de travail certes considérable, mais absolument habituelle pour un maître de chapelle dans l’église luthérienne de l’époque - son concurrent direct Christoph Graupner a écrit durant sa vie plus de 1400 cantates, soit quelque six fois plus que lui. Ce qui sort par contre de l’ordinaire, c’est la qualité et la constance avec laquelle Bach assumera cette tâche : pas une seule en effet de ses cantates n’est inférieure aux autres. En cela, il se distingue nettement de tous ses contemporains.
Durant l’année liturgique, Bach a droit à deux pauses : pendant le temps de l’Avent et durant le Carême, qui sont des périodes sans musique. Cela lui laisse brusquement un large espace de temps pour réaliser une œuvre de grande envergure, et c’est ainsi  que sont nés, au fil des années, le Magnificat, les Passions et l’Oratorio de Noël.

2. La musique

Les six œuvres rassemblées ici constituent le premier cycle de cantates de Noël de Bach, présenté à Leipzig entre le 25 décembre 1723 et le 6 janvier 1724. Liturgiquement, elles correspondent exactement aux six cantates que l’on connaît sous le nom d’Oratorio de Noël, composées onze ans plus tard. On trouve également un cycle complet pour l’hiver 1724-1725, ainsi qu’un cycle presque complet en 1725-1726 (l’œuvre pour l’Épiphanie, pour autant qu’elle ait jamais existé, ne nous est pas parvenue). Il y a donc quatre oratorios de Noël de Bach. Pourquoi l’histoire n’a-t-elle retenu que le dernier d’entre eux, celui de 1734 ?
La raison en est probablement multiple : Bach écrivait entre 1723 et 1726 une cantate chaque semaine, ce qui n’était plus le cas dix ans après ; le cycle de 1734 est constitué exclusivement de « grandes » cantates festives, contrairement aux autres, qui contiennent des œuvres en plus petite formation. Enfin, et ce n’est peut-être pas la moindre des raisons, la quatrième cantate du cycle de 1723 ne nous est pas parvenue intégralement et a dû faire l’objet d’une reconstitution.
L’étude des six parties de l’œuvre de 1723 montre néanmoins un véritable souci d’équilibre et de cohérence de la part du compositeur, notamment en ce qui concerne l’évolution de l’instrumentation d’une cantate à l’autre.

La cantate n° 63, Christen, ätzet diesen Tag, pour le jour de Noël, est une œuvre antérieure, composée très probablement à Weimar en 1714. Comme la plupart des cantates festives de Bach, elle fait appel à quatre chœurs instrumentaux complets en plus du chœur proprement dit, soit celui des cordes, celui des hautbois (avec taille et basson), celui des trompettes et timbales et le continuo. Ces cinq entités clairement séparées sont construites sur la même basse et sont tout à la fois cohérentes et indépendantes les unes des autres.

La cantate n° 40, Dazu ist erschienen der Sohn Gottes, écrite pour le second jour des célébrations de Noël (26 décembre), est moins démonstrative. Son instrumentation fait dialoguer deux cors naturels et deux hautbois. Elle respecte la structure « classique » des cantates de Leipzig, soit un chœur initial suivi d’une alternance de récitatifs et d’arias et un choral en guise de conclusion. Cette forme permet à Bach d’illustrer musicalement la dialectique luthérienne et sa rhétorique caractéristique en guidant l’auditeur à travers un véritable cheminement musical. 
 
De structure comparable, la cantate n° 64, Sehet, welch eine Liebe, pour le troisième jour de Noël (27 décembre) possède un choral supplémentaire en seconde position. Sa particularité est de débuter par un chœur accompagné du seul continuo, comme pour souligner la condition de pauvreté de la venue du Christ sur terre. Pour des questions pratiques, Bach a néanmoins fait doubler les voix par un cornet et trois trombones, ce qui confère une couleur particulièrement chaleureuse au timbre des voix. En plus des cordes, un hautbois d’amour vient colorer l’air d’alto.

La cantate de nouvel An, Singet dem Herrn ein neues Lied (n° 190) est à nouveau une œuvre festive, avec un chœur complet de trompettes, de hautbois et de cordes. Elle ne nous est malheureusement pas parvenue sous forme intégrale : pour les deux premiers mouvements, seules les parties séparées de violon et les parties vocales ont été retrouvées. Ces éléments, associés au travail comparatif avec d’autres œuvres analogues de Bach, en ont toutefois rendu la reconstruction possible, contrairement à la plupart des œuvres fragmentaires de Bach. Plusieurs musicologues s’y sont essayés et nous avons choisi la version du Bach Collegium Japan, par Masato et Masaaki Suzuki, qui est à ce jour la plus rigoureuse et la plus aboutie de toutes.

La cantate n° 153, Schau, lieber Gott, wie meine Feind, pour le premier dimanche de l’an, est une œuvre atypique : le chœur n’intervient que pour trois chorals, le reste étant constitué de récitatifs et d’arias pour les solistes. Est-ce une contrainte liée à la préparation des choristes dans cette période d’intense activité ou une réelle volonté artistique du compositeur ? Nul ne le sait. Par ailleurs, l’accompagnement instrumental de cette cantate ne fait appel qu’aux cordes et au continuo.

Le cycle s’achève par la cantate de l’Épiphanie, Sie werden aus Saba alle kommen, n° 65. Une œuvre colorée, d’une immense richesse, qui pose cependant une nouvelle question d’interprétation encore insoluble à l’heure actuelle. En effet, les cors sont écrits en ut, et toute la partition semble indiquer qu’il s’agit du ton d’ut aigu. Mais le ton de sol est déjà presque injouable avec les cors naturels usuels, ce qui rend celui d’ut aigu difficilement imaginable. Que faire ? Transposer d’une octave ? Changer d’instrument ? Le mystère reste entier et chaque interprète pourra lui apporter sa solution personnelle, en tenant compte des recherches faites sur le sujet (études, reconstitutions d'instruments etc) et de ses propres goûts.
Ce double concert s’achèvera avec le Sanctus BWV 238 pour chœur, cornet, cordes et continuo : une œuvre isolée, festive, également écrit, selon toute vraisemblance, pour les fêtes de Noël de l’année 1723.